Portait NarratifChristel Rostini
Mardi 7 Mai 2024
Christel ROSTINI est médecin généraliste. D’abord praticienne hospitalière au SAMU 13, elle a rejoint les services de recherche et développement de différents laboratoires pharmaceutiques en infectiologie-VIH et en immunologie.
Depuis 2016, elle part en missions en Afrique et en Asie avec plusieurs associations pour apporter conseil et soins à des populations vivant en grandes souffrance et précarité.
J’ai rencontré Christel en formation d’hypnose thérapeutique à l’AFNH (Association Francophone de Nouvelle Hypnose). Dès nos premiers échanges, nous avons parlé de l’Afrique. Du Sénégal, en particulier, découvrant joyeusement que nous y avions grandi à deux époques différentes !
Je me souviens que nous nous prenions la main en discutant. Ou peut-être l’avons-nous fait juste un peu avant cette découverte ? Comme un heureux présage de notre reconnexion commune à une terre pleine de ce toucher si sensible. Un berceau de l’Humanité où Christel y « fait de l’humanitaire ».
Ma grand-mère maternelle a, elle aussi, consacré une partie de sa vie à l’aide d’urgence en Afrique de l’ouest au sein de la Croix Rouge. Cet engagement, que j’ai su radical par les récits familiaux de mon enfance (elle quittait durant de longues périodes mari et enfants dans des conditions d’une rudesse extrême) m’a toujours beaucoup intriguée et un peu apeurée.
Elle ne s’étalait pas sur le sujet et bien que déjà très curieuse, j’étais jeune et ne disposais pas du soutien merveilleux des questions et de la posture narratives que j’ai découvert trop tard pour amorcer un dialogue profond et respectueux sur cet engagement chevillé au corps…
Je ne suis toutefois pas certaine que ma grand-mère aurait accepté de m’en parler. J’ai remarqué un mélange de discrétion et de pudeur voire, de mutisme chez les personnes qui engagent de telles actions. Aussi, lorsque l’été dernier avec Christel nous avons effleuré ces « voyages particuliers », à peine ai-je capté les bribes d’une retenue de sa part que je me suis censurée à la questionner plus en détails.
L’envie et ma curiosité persistant, la création et la reprise des Portraits Narratifs au début du printemps fut l’occasion de lui proposer d’approfondir ce thème ensemble, « narrativement ».
Je la remercie du fond du coeur de s’être prêtée à l’exercice du portrait narratif sans fard. Toute en lumière naturelle.
Je vous en souhaite une excellente lecture que, personnellement, je dédie à Blanche qui me manque et m’inspire toujours, infiniment…
Christelle HIDE
Je crois que j’ai toujours été engagée. Mon père, Jean, était médecin militaire dans la Coopération. Il a commencé à exercer sur le terrain à la fin des années 50 au Burkina Faso puis en République Cantrafricaine où il pratiquait une médecine gratuite auprès des populations Pygmées de la forêt de Mongoumba.
– Quand tu dis que tu as « toujours » été engagée, aurais-tu un premier souvenir à me raconter, Christel ?
– J’ai 10 ans, je suis en 7ème (actuel CM2). Notre institutrice nous demande quel métier on voudrait faire et pourquoi. Je réponds : « Médecin en Afrique » et je décris ce que sera mon futur bureau en détails. Elle a écrit « Hors sujet! » sur ma copie (Rires).
– Qu’est-ce que cela t’évoque de te remémorer ce souvenir de 7ème où tu souhaitais déjà faire ce métier tandis que, l’année dernière encore, tu partais en mission humanitaire ? (NDLR: Christel repartira pour une nouvelle mission humanitaire au Congo fin 2024)
– Je me dis que j’accomplis un but : le soin et le service rendu aux autres par le soin. Je suis dans mon élément, je travaille auprès de personnes dans le besoin et je le fais en équipe. Je n’aurais jamais pu travailler seule dans un cabinet !
Je me dis aussi que tout cela part d’un constat fait enfant quand j’allais à l’école. Des écoles où coopérants et africains étaient ensemble. Je voyais bien que ces derniers ne vivaient pas comme moi. N’avaient souvent pas de goûter, n’étaient pas habillés pareil. Ce sont des choses que tu notes dans ton inconscient d’enfant, cette dureté de la vie pour certaines personnes.
Un sentiment de culpabilité m’a longtemps habité. Peut-être n’en ai-je jamais été vraiment départie. La vie est injuste…Je crois que j’ai toujours recherché le lien au-delà des différences de peaux ou de moyens pour gommer ces différences.
– Ces différences t’étaient insupportables. Je le vois sur ton visage d’ailleurs, là, quand nous discutons…
– J’ai vécu dans ma propre famille, au sujet de l’union de mes parents, un conflit social où j’ai été favorisée par mes grands-parents par rapport à mon grand frère. Cela faisait souffrir tout le monde, mon frère, ma mère et moi. Un jour où j’avais reçu un très beau cadeau et lui pas, je le lui ai donné. Je ne suis pas formatée pour accepter ça et supporter le chagrin qui en découle.
Nous sommes tous égaux. La vie est une loterie. C’est la vie, cette loterie, qui fait la différence mais nous sommes égaux dans mon coeur.
– Ce que tu me racontes me fait penser à une chanson de Maxime Le Forestier : « Né quelque part » et ce passage : « Être né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard ».
– Absolument ! Après, je me dis que sur cette question une dimension est occultée : l’Amour. Si tu es nanti mais que tu en manques, tu es beaucoup plus malheureux que le bébé qui joue avec une simple boîte près d’une mère aimante…Je vois des villages très démunis matériellement où les gens sont heureux. Il n’y a pas de haine ni d’animosité entre les êtres. Ils pourraient être très en colère pourtant ! Mais non.
– Qu’est-ce que ces réflexions pourraient nous dire de tes convictions, Christel ?
Cela me dit que nous ne sommes rien sans l’Amour dans toutes ses dimensions. Moi, j’ai besoin de ça. Dans ce continent qu’est l’Afrique, je vis intensément ce sentiment. J’ai tellement aimé ce que j’y ai fait, ce que j’y ai découvert que je me suis donnée pour mission de rendre à l’Afrique ce qu’elle m’avait donnée.
– « Rendre à l’Afrique » ce qu’elle t’a « donné ». Est-ce que tu pourrais développer cette intention pour ma compréhension ?
– C’est une histoire de lien humain, d’échanges, de réciprocité. C’est pas du tout dans le sens d’un « dû », ni d’un « donnant-donnant » avec un calcul comptable à l’appui. C’est tendre la main et qu’on me la tende si j’en ai besoin. C’est important aussi de savoir recevoir dans ma conception des choses. Ça va avec l’Amour.
– Qu’est-ce que cela pourrait nous dire de toi, cet Amour conçu dans l’échange d’une main tendue ?
– Teresa Robles parle de Sagesse Universelle. Pour moi, tout ça ne peut pas avoir de sens s’il n’y a pas un lien entre tous les humains. (NDLR : Teresa Robles est une psychologue mexicaine, thérapeute familiale. Très reconnue, elle préside le Centre Ericksonien du Mexique depuis 1999 et enseigne dans le monde entier).
Un lien qui prend la main. Qui fait abstraction de tout le reste. Se parler, se confier. S’accepter dans le respect de ce que chacun est, y compris dans ce que nous n’apprécions pas chez l’Autre. Je ne dis pas que c’est facile de s’aimer malgré nos défauts. Cela ne l’est pas du tout et nécessite une extrême tolérance. C’est un chemin d’Amour ! Sans abnégation car il est important de savoir prendre sa place aussi. La vie me l’a enseigné…
Ce « chemin d’Amour » et de place aussi, que tu me racontes, comment les fais-tu vivre concrètement dans ton engagement ?
– Je les fais vivre à très petite échelle avec très peu de moyens – ceux autorisés par l’OMS – comparés aux besoins du terrain. Disons que je fais mon humble part, tel le colibri.
En brousse, plein d’examens médicaux sont impossibles à faire, je touche à de terribles limites. Mais je suis en lien avec les gens. Un lien spécial, le temps d’une visite. D’ailleurs, je suis souvent la plus longue des médecins en consultation. J’ai besoin d’échanger avec les gens qui viennent souvent de loin. Ils ont marché une nuit, des kilomètres, pour vingt minutes de consultation. Il y a la barrière de la langue mais il y a un interprète. On se touche les mains. Cela passe beaucoup par le non verbal, le corps, les regards. Je suis loin du « docteur derrière son bureau » !
– Qu’est ce qui te plaît, toi, dans cette façon de pratiquer la médecine ?
Il n’y a pas d’enfermement. Pas de hiérarchie. Je ne détiens pas la science car je suis avec des médecins locaux bien plus sachants en maladies tropicales. Nous sommes tous là, ensemble dans une école à des tables d’écoliers. Chacun donne.
– Ce verbe « donner » revient et me ramène à ton intention de « rendre à l’Afrique » ce qu’elle t’a « donné ». Pourrais-tu me dire de quoi il s’agit. Ce que l’Afrique t’a donné ?
– La première chose, c’est la liberté ! La liberté d’aller et venir sur les circuits balisés de la coopération, d’abord. Mais aussi la liberté du corps. Je suis née au Burkina Faso. Petite j’étais souvent à moitié nue, en couches culottes, roulant sur la terre battue. Lavée par ma mère dans une baignoire en cuivre posée à même le sol. La simplicité aussi. Sans chichis. Les pique-niques au bord d’une rivière.
Un univers fait de paysages désertiques, arides, austères ou, au contraire, de forêts vierges, tropicales, de fleuves, de crocodiles et de pirogues. L’Afrique m’a donné une richesse infinie parce qu’elle en est pleine. Elle m’a donné le bonheur ! J’y ai connu la complicité entre les peuples.
En troisième année de médecine, je vivais au Sénégal. Entre étudiants français, sénégalais, on s’entraidait tous ! Revenue terminer mon cursus en France par obligation, je me suis retrouvée malade trois semaines, une fois. A mon retour en amphi, personne n’a accepté de me donner les cours…
– Qu’est ce qui fait la différence, pour toi, entre ces modes de vie que tu as aimés ou pas ?
La différence, c’est l’indifférence. Le non partage, la compétition. La « façon africaine » d’appréhender la vie m’a donné de grands enseignements : l’humour, l’autodérision malgré les immenses difficultés que les personnes traversent, parfois. Le courage, la fierté, la dignité.
Cela n’empêche pas que je me pose mille questions quand je reviens de missions…
– Des questions de quel ordre ?
– De l’ordre de la « goutte d’eau », déjà.
– La goutte d’eau ?
– Si je prends l’une de mes dernières missions à Paksé par exemple (au Laos, fin juillet 2023). Elle était d’ampleur. Nous étions une équipe médicale pluridisciplinaire postée dans un dispensaire avec un petit bloc opératoire, ce qui est rare. Des chirurgiens ophtalmologistes étaient mobilisés pour soigner les cataractes. Nous donnions également des lunettes de soleil aux patients qui travaillaient dans les rizières avec une forte réverbération. Une grosse mission de dentisterie et de médecine générale aussi, puisque nous avons vu autour de 600 patients en 12 jours. Eh bien, même après une mission pareille, je rentre avec le goût amère de l’éphémère. Certes, nous avons fait de la prévention et du conseil; par exemple, sur l’alimentation (basée uniquement sur la consommation de riz gluant faute de moyens financiers de la population dans cette zone et source d’aggravation d’états diabétiques) ou encore, sur la diversification en fruits et légumes chez les tous petits. Mais il n’y a pas assez de fruits et de légumes accessibles financièrement dans ces territoires pour que ces personnes tiennent de telles recommandations ! Alors nous nous adaptions : manger plus de protéines, dont les œufs plus disponibles. Tout en sachant que c’est très insuffisant…Idem pour les médicaments : une fois la mission terminée, ces patients pourront-ils racheter les médicaments délivrés pour les soulager ? Probablement pas…
Je me dis que même si tout cela est éphémère, la répétition compte, peut-être. Les jeunes générations sont plus poreuses que les anciens, ancrés dans leurs modes de vie depuis tant d’années. Mais je me dis aussi que ce que je fais n’impacte pas vraiment…Alors, je rentre de ces missions fatiguée, dégoutée de notre opulence. Dès mon retour à l’aéroport, je me sens irritable.
– Ce sont des questions que tu te poses depuis le démarrage de ces missions il y a huit ans mais j’observe que tu y retournes. Qu’y trouves-tu auquel tu tiennes tant face à de tels questionnements, un tel état quand tu rentres ?
– Les rythmes, déjà. Il fait très chaud donc on se fatigue plus vite et on accepte plus facilement de « perdre du temps ». Dans ces zones très précaires, il y a aussi moins de sollicitations, moins d’évènements. On se projette moins ou à très court terme. Alors, tout le monde vit l’instant présent avec simplicité. Les projections peuvent créer beaucoup d’angoisses dans nos sociétés occidentales modernes. Là, les personnes doivent faire simple : survivre, trouver à manger, gérer les dégâts des intempéries…Pour moi ce sont des ingrédients de beaucoup de sagesse dans la vie. Je m’en inspire énormément. Rien n’est futile pour moi dans cette forme de simplicité de la vie.
Et puis, dans ces missions, le monde extérieur ne peut pas me joindre. Je vis un collectif de soignants soudés par la mission sans savoir vraiment ce que l’on va découvrir en arrivant. Nous sommes concentrés, en autarcie. On fait groupe, il y a une vraie entraide, on mange tous ensemble, parfois dans le même plat, médecins, chauffeurs, traducteurs, cuisiniers, interprètes. C’est très recentré sur l’humain vu le peu de moyens. Et dans l’immédiateté. Une personne arrive malade, tu fais les soins, donnes un médicament et tu sais que tu vas être efficace rapidement mais parfois le manque d’accès aux traitements te contraint à gérer une certaine forme d’inefficacité. Alors tu te réfères à tes propres connaissances et à celles de tes collègues locaux.
– Cette notion d’immédiateté, la fais-tu vivre hors de tes missions à l’étranger ?
– Oui. Quand j’exerçais au SAMU, par exemple. Je crois que dans ces contextes extrêmes, je ne me sens pas là pour rien. Que je sème des petit cailloux pour dire « on n’est pas tout seuls ». Même si nous ne faisons tous que passer dans la vie.
– Les « petits cailloux » me font penser au conte du Petit Poucet qui les sème sur son chemin pour le retrouver. Quel chemin pourrais-tu chercher à ne pas perdre ?
Celui de la considération pour ceux qui se vivent comme des « oubliés ». Dans bien des cas, on me dit « merci d’être venue jusqu’à moi. De vous être intéressée à moi ». Je suis heureuse quand c’est vécu comme ça. Tout le monde compte. Alors si c’est ce que les gens retiennent, qu’ils ne se sentent pas « rien », je peux me dire que…c’était bien.